mardi 26 décembre 2017

L’enseignement du corps ou la sagesse de l’instant

Nous étions un petit matin, un petit matin tranquille et excité à la fois… les yeux encore ensommeillés, l’estomac passablement alourdi et le cœur battant la chamade tant les enfants nous pressaient de venir nous rassembler au pied du sapin où les cadeaux avaient été déposés la veille. L’impatience gagnait les petits qui à présent nous sommaient de venir.

Soucieuse de ne manquer aucun de ces précieux moments où la magie est palpable, je passais par les toilettes avant d’enfin aller m’assoir. En quelques secondes, à la vue du sang au moment de m’essuyer, je passais dans un autre monde, celui de ma féminité, celui de la femme en moi, celui du lien à mon corps et à mon essence spirituelle. Tout à coup la magie de Noel était bien loin. D’immenses portes venaient de s’ouvrir par lesquelles j’étais happée avec une vigueur remarquable. Un flux de sensations, de réflexions, de compréhensions. Alors que l‘heure était à la fête, au papillonnage, ces quelques gouttes de sang m’enracinaient, me liaient à moi dans une intensité une exigence remarquable. Ces menstrues me prenaient au dépourvu. Ce n’était pas le jour. Pas au sens où ça tombait mal, mais au sens où j’en étais à 15 ou 18 jours tout au plus. Je le savais parce que j’avais vérifié avant de partir de chez nous… et c’est ce qui faisait que l’instant n’était pas anodin, que je sentais mes racines s’allonger, mon ancrage s’aplomber et quelque chose de subtil et doux se déployer en moi. Quelques jours auparavant j’avais éprouvé de grands frissons, de longues journées à être gelée que j’avais mise sur le compte de mon retour de Guadeloupe, un mélange de fatigue et de choc thermique. C’était ensuivie cette fameuse chaleur bouillante que j’avais trouvé bizarre. Puis un pic de libido. Mais surtout un matin j’avais senti cette fracture en moi, le moment précis où une partie de mon être s’affaisse laissant place à une irritation bien plus forte que moi. Mais c’était subtil, tellement subtil, comme une poussière plus lourde que les autres qui serait tombée sur mon cœur. C’est cette poussière qui m’avait fait sortir le calendrier pour vérifier la date du dernier saignement, pas dans l’idée de faire un calcul précis, puisque mon cycle était très variable et m’apprenait depuis quelques années à vivre avec ces fluctuations de moi même non planifiées (!), mais plutôt seulement pour y trouver un repère. Et le calendrier avait été clair. La simple vue de quelques cases alignées avait suffit à faire taire mon senti, bafouer mon instinct, enterrer mon entièreté. Ma tête avait rationnalisé, le reste de mon être s’était soumis. Ce n’était pas le temps. Fin de la tergiversation.

Pourtant deux jours plus tard, le sang coulait bel et bien.
Je m’étais tellement bien niée que je n’avais pas mes serviettes lavables avec moi et que je me trouvais à un endroit où je risquais fort de devoir passer les deux prochains jours avec un mouchoir ayant appartenu à ma grand-mère, plié en quatre dans le fond de ma petite culotte. Je me trouvais encore plus insignifiante de ne pas m’être fait confiance.

Mais le corps a ses enseignements et dans tout ce brouhaha j’ai souri.
J’ai souris parce que bien que ma mère garde à présent son sang pour elle*, elle a un coffre secret dans lequel elle a placé tout ce qu’il faut pour sa fille et ses petites filles. Ça m’a beaucoup émue d’observer ce cercle continu… de penser qu’un jour ma mère avait été jeune fille, puis que ça avait été mon tour et à présent c’est ma petite fille à moi et celle de mon frère qui saignaient aussi… et ma mère avait préservé cet espace.
J’ai souri aussi parce que ma tête m’avait emporté non seulement dans ce dédale de dates et de doutes mais aussi d’angoisses desquels je revenais doucement. Parce que qui dit menstrues dit aussi douleur aux seins… mais qui dit pas de menstrues et douleurs aux seins dit grossesse et quand la grossesse n’est pas de mise alors douleur aux seins peut rimer avec cancer, peur et terreur. Dans cette chute hormonale, dans cette désagrégation de mon utérus et de mon être entier, la mort rôde, la mort suinte jusque dans les recoins de mon âme, faisant s’emballer mon mental trop confus et s’empêtrer dans des scénarios qui n’en finissent plus. Si je m’étais écoutée, je ne me serai pas laissée embarquer, jusqu’à perdre pied.
J’ai souris à tout ceci en quelques secondes, en quelques minutes, tandis que de l’autre côté de la porte, les enfants s’impatientaient et commençaient à chahuter leur excitation d’enfin  pouvoir découvrir leur cadeau… des cadeaux qui seraient propres à chacun en fonction de ce qu’ils auraient rêvé.
De l’autre côté de la porte on attendait la Mère en moi, la Fille, l’Amante, alors que pour quelques jours je serai Sorcière et que le tissage entre les mondes ne serait pas des plus facile. Mais il était là mon cadeau, dans le souvenir que la voie du corps est initiatique chez les femmes et la conscience de plus en plus aiguisée d’être Entière à tous les instants, de cesser d’être écartelée et d’apprendre à danser doucement, souvent, pour célébrer toute cette beauté, toute cette magie au fil des saisons, des désagrégations et des excitations !


Et c’est ce que je vous souhaite à toutes jeunes filles, femmes en fleurs, femmes mûres et femmes sages, je vous souhaite de danser avec cette ronde des saisons qui vous habite, de faire corps avec votre corps et de vous accueillir comme une déesse riche de nombreux pouvoirs et libre de vivre chacun de ces passages en conscience, en fierté, en célébration … qu’elles soient de larmes ou de chants, ou les deux mêlés, mais que plus jamais aucun pan de votre entièreté ne soit renié.
Je vous souhaite de danser pleine et ronde sous la lune, féconde de vos états d’âmes, de vos créations à venir et à chérir, de danser pieds nus sur la Terre, les bras ouverts aux Vents,  vos larmes, votre sang offerts à la rivière, au grand mystère, et votre cœur gonflé de ces marées qui nous assaillent, nous portent et nous effeuillent toujours plus loin, toujours plus grand, toujours plus fort, comme l’ont été nos mères et nos grands-mères avant nous, comme nous souhaiterions l’être pour nous filles et nos fils à venir et que le monde recouvre enfin le grand privilège d’avoir accès à la médecine, aux savoirs et pouvoirs des femmes.

Que cette année 2018 soit douce, guérisseuse et honorante pour tous les vivants de la Terre.
HO !



*Dans les sociétés autochtones, on dit qu’après avoir offert son sang à la terre lors de ces menstrues, à ces enfants lors de ses grossesses, la femme ménopausée garde son sang pour elle afin de nourrir son essence et de pouvoir assumer ses transmissions.



Tous droits réservés à Laetitia Toanen, 26 décembre 2017